13

Mark et le frère Guy soulevèrent avec précaution le corps de Simon du fond de la baignoire et le transportèrent dans la salle de l’infirmerie. Le frère Guy le tenait par les épaules et un Mark blême empoignait les pieds blancs. Je les suivis en compagnie d’Alice qui, après sa brève crise de sanglots, avait repris son calme habituel.

« Que se passe-t-il ? » Le moine aveugle s’était levé et agitait les mains devant lui, l’air effrayé et désemparé. « Frère Guy ? Alice ?

— Tout va bien, mon frère, le rassura Alice. Il y a eu un accident, mais tout est redevenu normal. » J’admirai une fois de plus sa maîtrise de soi.

Le corps fut déposé dans le dispensaire du frère Gabriel, sous le crucifix espagnol. Les traits crispés, il le couvrit d’un drap.

Je pris une profonde inspiration. Mon esprit chancelait, et pas seulement à cause du choc que m’avait causé la mort du novice. Ce qui s’était passé juste avant m’avait terriblement ébranlé. Les souvenirs des tourments subis pendant l’enfance possèdent une extrême puissance, même lorsqu’ils ne nous reviennent pas à l’esprit de cette manière atroce et inexplicable.

« Frère Guy, dis-je, je n’avais jamais rencontré ce garçon avant hier, et cependant lorsqu’il m’a vu il a semblé… se moquer de moi en imitant ma bosse et… ma manière d’agiter parfois les mains au tribunal. On dirait que c’est l’œuvre d-du diable. » Je me maudis de me mettre à bégayer comme l’économe.

Il fixa sur moi un long regard pénétrant.

« Je peux imaginer une raison à cette attitude. Mais j’espère me tromper.

— Que voulez-vous dire ? Soyez clair ! m’entendis-je lancer avec aigreur.

— Je dois y réfléchir ! rétorqua-t-il sur le même ton. Mais d’abord, monsieur le commissaire, nous devons mettre au courant l’abbé Fabian.

— Très bien. » Je m’agrippai au coin de la table. Mes jambes tremblaient violemment. « Nous allons attendre dans votre cuisine. »

Alice nous conduisit, Mark et moi, vers la petite pièce où nous avions pris le petit déjeuner.

« Vous allez bien, monsieur ? s’enquit Mark d’une voix inquiète. Vous tremblez.

— Oui. Oui.

— J’ai une infusion d’herbes qui calme le corps quand on a subi un choc, dit Alice. De la valériane avec de l’aconit. Je pourrais en faire chauffer si vous le souhaitez.

— Merci. Avec plaisir » Elle demeurait sereine, mais ses joues avaient pris un étrange éclat, comme si elles étaient meurtries. Je me forçai à sourire. « J’ai vu que la scène vous a affectée, vous aussi. C’est compréhensible. On craignait que le démon lui-même ne se fût emparé de cette malheureuse créature. »

Je fus surpris par la colère qui apparut soudain sur son visage.

« Je ne crains pas les démons, monsieur, sauf les démons humains qui ont tourmenté ce pauvre garçon. Sa vie a été détruite avant même de commencer, et voilà ce qui doit toujours nous faire pleurer. » Elle se tut, devinant qu’elle avait été trop loin pour une servante. « Je vais aller chercher l’infusion », s’empressa-t-elle d’ajouter avant de sortir en hâte.

Je levai les sourcils à l’adresse de Mark.

« Elle a son franc-parler !

— Elle mène une vie difficile. »

Je triturai ma bague de deuil.

« Comme beaucoup dans cette vallée de larmes. » Il s’est entiché d’elle, me dis-je.

« Je lui ai parlé, comme vous me l’aviez demandé.

— Raconte-moi », fis-je d’un ton encourageant. J’avais besoin d’oublier ce qui venait de se passer.

« Ça fait dix-huit mois qu’elle est ici. Elle vient de Scarnsea, son père est mort jeune et elle a été élevée par sa mère, une guérisseuse qui dispensait des herbes.

— C’est donc de là qu’elle tient son savoir.

— Elle devait se marier, or son promis est mort dans un accident en abattant des arbres. Il y a peu de travail en ville, mais elle avait trouvé une place à Esher comme assistante d’un apothicaire, une connaissance de sa mère.

— Elle a donc voyagé. Je me doutais bien que ce n’était pas une petite villageoise n’ayant jamais quitté son trou.

— Elle connaît très bien la région. Je lui ai parlé des marais. Elle affirme que des chemins existent si on sait où chercher. Je lui ai demandé si elle accepterait de nous les montrer et elle ne m’a pas dit non.

— Ça pourrait être utile. » Je lui parlai des contrebandiers évoqués par le frère Gabriel, lui racontai mon équipée et l’accident. Je lui montrai ma jambe boueuse. « S’il y a des chemins, le guide a intérêt à faire bien attention. Sangdieu, quelle journée mouvementée ! » Ma main, posée sur la table, tremblait. Je ne paraissais pas pouvoir arrêter les tremblements. Mark était toujours pâle, lui aussi. Il y eut quelques instants de silence, que je voulus soudain désespérément meubler.

« Vous semblez avoir eu une longue conversation… Comment a-t-elle échoué ici ?

— L’apothicaire est mort, car c’était un vieil homme. Alors elle est revenue à Scarnsea, mais sa mère est morte peu après, elle aussi. Elle occupait sa maisonnette en vertu d’une copie du rôle et le propriétaire l’a reprise. Alice s’est retrouvée sans feu ni lieu. Elle était désemparée, puis elle a appris que l’infirmier cherchait une assistante laïque. Personne en ville ne voulait travailler pour lui – on l’appelait le lutin noir – mais elle n’avait pas le choix.

— Je n’ai pas l’impression qu’elle éprouve beaucoup d’admiration pour nos saints frères.

— Elle dit que certains sont des hommes lubriques et qu’ils cherchent tout le temps à la toucher en catimini. Elle est la seule femme jeune de l’endroit. Apparemment, le prieur lui-même l’a importunée. »

Je haussai le sourcil.

« Mordieu ! elle a vraiment parlé à cœur ouvert…

— Elle est en colère, monsieur. Le prieur s’est montré importun dès son arrivée.

— J’ai remarqué, en effet, qu’elle ne l’aimait pas. Fi donc ! l’homme est un hypocrite qui punit les péchés des autres tout en pourchassant les servantes. L’abbé est-il au courant ?

— Elle en a informé le frère Guy qui a forcé le prieur à cesser de la harceler. L’abbé intervient rarement. Comme il approuve la stricte discipline maintenue par le prieur, il lui laisse quasiment les mains libres. Apparemment, tous les moines en ont une peur bleue, et ceux qui se sont rendus coupables de sodomie dans le passé le craignent trop pour continuer à suivre leurs vils instincts.

— Et nous avons constaté les résultats de cette discipline.

— Oui, en effet », acquiesça-t-il d’un air sombre en se passant la main sur le front.

Je réfléchis un instant.

« C’est déloyal de sa part de fournir des renseignements à l’assistant du commissaire. Est-elle d’obédience réformatrice ?

— Je ne le crois pas. Mais elle ne voit pas pourquoi elle devrait garder les secrets de ceux qui l’ont importunée. Elle a un fort caractère, monsieur, mais de beaux sentiments. Ce n’est pas une insolente péronnelle. Elle a chanté les louanges du frère Guy. Il lui a beaucoup appris et l’a protégée de ceux qui l’ont ennuyée. Et elle a de l’affection pour les vieillards inoffensifs dont elle s’occupe.

— Ne t’attache pas trop à cette petite, dis-je avec calme, tout en le fixant avec gravité. Lord Cromwell veut que le monastère se soumette, et il se peut qu’on soit obligés de la mettre dehors et de la renvoyer chez elle. »

Il se renfrogna.

« Ce serait cruel. Et ce n’est pas une « petite ». Elle a vingt-deux ans, c’est une femme. Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle ?

— Je pourrais essayer. » Je réfléchis un moment. « Par conséquent, l’infirmier la protège. Le protégerait-elle à son tour ?

— Vous voulez dire que le frère Guy pourrait avoir des secrets ?

— Je n’en sais rien. » Je me levai et me dirigeai vers la fenêtre. « La tête me tourne.

— Vous avez dit que le novice a semblé vous imiter, dit-il d’une voix hésitante.

Tu n’as pas eu cette impression, toi ?

Je ne vois pas comment il aurait pu savoir…

La façon dont je fais des moulinets avec mes bras quand je plaide au tribunal ? Non, moi non plus… », fis-je, la gorge serrée. Je regardai par la fenêtre, me mordant l’ongle du pouce, jusqu’à ce que je voie revenir à grands pas le frère Guy, flanqué de l’abbé et du prieur. Les trois hommes passèrent vivement devant la fenêtre, leurs pieds faisant gicler de petites gerbes de neige. Quelques instants plus tard, nous entendîmes des voix dans la pièce où gisait le corps. Il y eut ensuite un bruit de pas et les trois moines entrèrent dans la petite cuisine. Je les fixai l’un après l’autre. Le visage du frère Guy était inexpressif. Celui du prieur Mortimus était rouge de colère, mais également empreint de peur, me sembla-t-il. L’abbé était comme recroquevillé sur lui-même ; homme de grande taille, il avait l’air d’avoir rapetissé et son teint paraissait plus gris.

« Monsieur le commissaire, murmura-t-il, je suis désolé que vous ayez dû assister à une telle scène. »

J’avais plus envie de me tapir dans un coin que de tenter d’exercer mon autorité sur ces malheureux hommes, mais je n’avais guère le choix. Je respirai profondément.

« Certes. Je viens à l’infirmerie à la recherche de calme et de tranquillité pendant que j’effectue mon enquête, et je me retrouve face à face avec un novice si affamé et gelé qu’il commence par attraper une fièvre qui manque de le tuer avant de devenir complètement fou et de faire une chute mortelle.

— Il était possédé du démon ! » Le ton du prieur était dur, son débit haché, la note de sarcasme avait disparu. « Il a laissé son esprit se polluer si bien que le diable l’a possédé à un moment de faiblesse. Je l’ai confessé, je lui ai infligé une Pénitence pour le mortifier, mais c’était trop tard. Vous voyez le pouvoir du démon… » Il serra les lèvres et me lança un regard noir. « Il est partout et toutes les querelles entre chrétiens nous empêchent d’y faire face !

— Le jeune novice a dit qu’il voyait des diables dans les airs aussi nombreux que des grains de poussière. Pensez-vous que ce soit vrai ?

— Allons ! monsieur, même les plus ardents réformateurs ne discutent pas le fait que le monde regorge d’agents du démon. Ne dit-on pas que Luther lui-même a une fois dans sa chambre jeté une bible contre un diable ?

— Mais il arrive que de telles visions soient engendrées par la fièvre cérébrale. » Je regardai le frère Guy qui opina du chef.

« C’est en effet possible, acquiesça l’abbé. L’église sait cela depuis des siècles. Il faut effectuer une enquête approfondie.

— Oh ! une enquête est inutile ! s’écria le prieur avec humeur. Simon Whelplay a ouvert son âme au diable, un démon s’est emparé de lui et l’a forcé à se jeter dans cette baignoire et à se tuer, comme les cochons gadaréniens s’élançant du haut de la falaise. Son âme est en enfer maintenant, malgré tous mes efforts pour le sauver.

— À mon avis, ce n’est pas la chute qui l’a tué », dit le frère Guy.

Tout le monde le regarda avec surprise.

« Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demanda le prieur avec mépris.

— Parce que sa tête n’a pas heurté le sol, répondit calmement l’infirmier.

— Alors de quoi… ?

— Je ne le sais pas encore.

— De toute façon, m’interposai-je avec vivacité en fixant le prieur, il semble être tombé dans un état de faiblesse extrême à cause d’une discipline excessivement rigoureuse. »

Le prieur me défia du regard.

« Monsieur, le vicaire général désire que l’ordre soit rétabli dans les monastères. Il a raison, le relâchement de naguère mettait les âmes en péril. Si j’ai échoué avec Simon Whelplay, c’est en fait parce que je n’ai pas été assez sévère. Ou parce que son cœur était déjà trop pourri. Je suis d’accord avec lord Cromwell que seule une discipline de fer permettra aux ordres de se réformer. Je ne regrette pas ce que j’ai fait.

— Qu’en dites-vous, messire l’abbé ?

— Il est possible que votre sévérité ait été excessive cette fois-ci, Mortimus. Frère Guy, vous et moi ainsi que le prieur Mortimus allons nous réunir pour analyser l’affaire plus avant et former une commission d’enquête. Une commission, c’est cela… » La formule parut le rassurer.

Le frère Guy poussa un profond soupir.

« Je dois d’abord examiner ses malheureux restes.

— Oui, fit l’abbé. Allez-y ! » Il se tourna vers moi, semblant reprendre de l’assurance. « Messire Shardlake, je dois vous dire que le frère Gabriel est venu me voir. Il se rappelle avoir aperçu des lumières dans les marais durant les jours précédant le meurtre du commissaire Singleton. Les contrebandiers du coin sont peut-être coupables, ce me semble. Ce sont des gens sans aveu. Lorsqu’on enfreint les lois du pays, un pas de plus et l’on viole les commandements divins.

— Oui. J’ai été voir les marais. J’ai l’intention d’évoquer ce sujet demain avec le juge. C’est l’une des pistes.

— Je crois que c’est la seule. »

Je ne répondis pas. L’abbé poursuivit :

« Pour le moment, il serait sans doute préférable de dire simplement aux frères que Simon est mort des suites de sa maladie. Si vous êtes d’accord, monsieur le commissaire. »

Je réfléchis quelques instants. Je ne souhaitais pas créer davantage de panique.

« Très bien.

— Je vais devoir écrire à sa famille. Je leur dirai la même chose…

— Oui, c’est mieux que de leur apprendre que leur fils est en train de rôtir en enfer, comme le pense le prieur ! » m’exclamai-je, soudain dégoûté par les deux hommes. Le prieur ouvrit la bouche pour continuer à argumenter, mais l’abbé s’interposa.

« Venez, Mortimus, il faut que nous y allions. Nous devons donner l’ordre de creuser une nouvelle tombe. » Il inclina le buste et prit congé ; le prieur lui emboîta le pas après un dernier regard de défi à mon adresse.

« Frère Guy, demanda Mark, de quoi est mort ce garçon, à votre avis ?

— Je vais bientôt le savoir. Il faudra que je l’ouvre. » Il secoua la tête. « Ce n’est jamais une tâche facile quand on a connu la personne. Mais il faut le faire sans tarder, tant qu’il est encore frais. » Il baissa la tête, ferma les yeux, pria un court moment, puis prit une profonde inspiration. « Veuillez m’excuser, s’il vous plaît. »

J’acquiesçai d’un signe de tête et l’infirmier s’en alla, marchant à pas feutrés en direction du dispensaire. Mark et moi restâmes assis un moment. Ses joues commençaient un peu à reprendre leurs couleurs, mais il était toujours d’une pâleur inhabituelle. Je me sentais tout abasourdi, mais en tout cas mes tremblements avaient cessé. Alice apparut, portant une tasse pleine d’un liquide fumant.

« J’ai préparé votre infusion, monsieur.

— Merci.

— Et les deux clercs de la comptabilité sont dans la salle avec une grosse pile de livres.

— Quoi ? Ah oui ! Mark, veux-tu les faire déposer dans notre chambre ?

— Oui, monsieur. » Quand il ouvrit la porte j’entendis un bruit de scie en provenance du dispensaire. Quand la porte se referma, je baissai les paupières avec soulagement. Je bus une gorgée du breuvage apporté par Alice. Il avait un goût musqué prononcé.

« C’est bon après les émotions fortes, monsieur, ça rééquilibre les humeurs.

— C’est revigorant. Merci. »

Elle se tenait debout, les mains nouées devant elle.

« Monsieur, j’aimerais m’excuser pour mes paroles de tout à l’heure. J’ai parlé hors de propos.

— Ne vous en faites pas. Nous étions tous bouleversés. »

Elle hésita.

« Vous devez me trouver étrange pour avoir dit que je ne craignais pas l’œuvre des démons après ce que j’ai vu.

— Pas du tout. Certains sont trop disposés à voir la main du diable dans toute malfaisance qu’ils ne comprennent pas. Ce fut ma première réaction, mais je crois que le frère Guy a une explication en tête. Il… examine le corps. »

Elle se signa.

« Cela ne doit d’ailleurs pas nous rendre aveugles aux œuvres de Satan dans le monde.

— Je pense… » Elle se tut.

« Poursuivez ! Vous pouvez me parler librement. Asseyez-vous, je vous prie. »

Elle s’assit et fixa sur moi ses intenses yeux bleus, qui paraissaient un rien vigilants. Je remarquai à quel point sa peau était claire et saine.

« Je pense que le diable agit dans le monde par l’intermédiaire de la malfaisance des hommes, de leur cupidité, de leur cruauté, de leur ambition, plutôt qu’en les possédant et en les rendant complètement fous.

— C’est aussi mon avis, Alice. J’ai suffisamment vu à l’œuvre au tribunal les sentiments que vous avez cités. Pas seulement parmi les accusés. Et les gens qui en étaient animés n’étaient que trop sains d’esprit. » Le visage de lord Cromwell m’apparut soudain en pensée avec une netteté frappante. Je clignai des yeux.

Alice hocha tristement la tête.

« Ce genre de mal est partout. Il me semble parfois que l’appétit des hommes pour l’argent et le pouvoir peut les transformer en lions rugissants à la recherche de proies à dévorer.

— Bien dit ! Mais où une jeune servante a-t-elle pu rencontrer une telle malfaisance ? demandai-je avec douceur. Ici, peut-être ?

— J’observe le monde. Je réfléchis aux choses… Plus qu’il n’est convenable pour une femme, peut-être, ajouta-t-elle en haussant les épaules.

— Non, non. Dieu a doté de raison les femmes aussi bien que les hommes.

— Ici, bien peu seraient de votre avis, monsieur », répondit-elle avec un sourire ironique.

J’avalai une autre gorgée de la potion. Je sentais qu’elle réchauffait et détendait mes muscles fatigués.

« C’est délicieux. Maître Poer me dit que vous êtes douée dans l’art de soigner.

— Merci. Comme je le lui ai dit, ma mère était guérisseuse. » Elle se rembrunit quelques instants. « Au village, certains confondent cet art avec la nécromancie, mais ma mère rassemblait seulement des connaissances. Elle tenait ce don de sa mère, qui l’avait hérité de la sienne. L’apothicaire lui demandait souvent conseil.

— Et vous êtes devenue l’assistante d’un apothicaire…

— Oui. Il m’a beaucoup appris. Mais il est mort et je suis rentrée chez moi.

— Vous avez alors perdu votre logis… »

Elle serra les lèvres.

« Oui. Le bail expirait au décès de ma mère. Le propriétaire a démoli notre maison et a clôturé notre petit terrain pour y parquer des moutons.

— Je suis désolé. Ces enclos détruisent les campagnes. Cela préoccupe beaucoup lord Cromwell. »

Elle me regarda avec étonnement.

« Vous le connaissez personnellement ? Lord Cromwell ? »

Je fis signe que oui.

« Je le sers depuis longtemps, d’une façon ou d’une autre. »

Elle fixa sur moi un long regard inquisiteur, puis baissa les yeux et demeura silencieuse, les mains dans son giron. Des mains rendues rugueuses par le travail, mais encore jolies.

« Vous êtes venue ici après la mort de votre mère, n’est-ce pas ? »

Elle leva la tête.

« Oui. Le frère Guy est un homme bon, monsieur. J’espère que… vous n’avez pas une mauvaise opinion de lui à cause de son apparence étrange. Comme certains.

— Non. Si je veux être un bon enquêteur, je dois aller au-delà des apparences. Même si je dois avouer que la première fois où je l’ai vu j’ai été interloqué. »

Elle éclata de rire, découvrant des dents blanches régulières.

« Moi aussi, monsieur. J’ai cru que c’était une tête sculptée dans le bois devenue soudain vivante. J’ai mis des semaines à voir en lui un homme comme les autres. Et il m’a beaucoup appris.

— Vous aurez peut-être un jour l’occasion d’utiliser vous-même ces connaissances. Je sais qu’à Londres il y a des femmes apothicaires. Mais ce sont surtout des veuves, et vous vous marierez sans aucun doute. »

Elle haussa les épaules.

« Un jour, peut-être.

— Mark m’a dit que votre promis est mort. J’en suis désolé.

— Oui », fit-elle lentement. La lueur de vigilance reparut dans ses yeux. « Maître Poer semble vous avoir raconté beaucoup de choses sur moi.

— Nous… Eh bien ! comme vous vous en doutez, nous devons en apprendre le plus possible sur tous ceux qui vivent ici. » Je lui fis un sourire que j’espérais rassurant.

Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Quand elle se retourna, ses épaules s’étaient raidies et elle semblait avoir pris une décision.

« Monsieur, si je vous fournissais certains renseignements, resteraient-ils confidentiels ? J’ai besoin de garder mon emploi ici.

— Oui, Alice. Vous avez ma parole.

— Les clercs du frère Edwig ont affirmé avoir, sur votre demande, apporté tous les livres de comptes actuels.

— En effet.

— Mais ce n’est pas exact, monsieur. Il manque celui qu’avait pris le commissaire Singleton le jour de sa mort.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Parce que tous ceux qu’ils ont apportés sont marron. La couverture de celui sur lequel travaillait le commissaire était bleue.

— Vraiment ? Comment le savez-vous ? »

Elle hésita.

« Vous ne révélerez à personne que c’est moi qui vous l’ai dit ?

— Oui, je le promets. J’aimerais que vous me fassiez confiance, Alice.

— Eh bien !… Le jour de la mort du commissaire Singleton, j’étais allée en ville l’après-midi pour effectuer quelques emplettes. Sur le chemin du retour je suis passée devant le jeune assistant de l’économe, le frère Athelstan, et le commissaire. Ils se trouvaient sur le seuil de la porte de la comptabilité.

— Le frère Athelstan ?

— Oui. Le commissaire Singleton tenait dans ses mains un grand registre bleu et était en train d’apostropher Athelstan. Il n’a pas jugé bon de baisser le ton au moment où je passais. » Elle fit un petit sourire narquois. « Après tout, je ne suis qu’une servante.

— Et que disait-il ?

— « Il croyait pouvoir me le cacher, dissimulé dans son tiroir ? » Je me rappelle ses paroles. Le frère Athelstan a bredouillé qu’il n’avait pas le droit de fouiller dans le bureau privé de l’économe pendant son absence, mais le commissaire a rétorqué qu’il avait le droit d’aller où bon lui semblait et que livre jetait un jour nouveau sur les comptes de l’année.

— Qu’a alors répondu le frère Athelstan ?

— Rien. Il était terrorisé et avait l’air d’un chien qu’on a jeté par la fenêtre. Le commissaire Singleton a dit qu’il allait étudier le registre, puis il s’est éloigné à grands pas. Je me rappelle son air de triomphe. Le frère Athelstan n’a pas bougé pendant quelques instants. Puis il m’a aperçue. Alors il m’a foudroyée du regard avant de rentrer dans le bâtiment en claquant la porte.

— Et vous n’avez plus entendu parler de l’incident ?

— Non, monsieur. La nuit tombait tout juste… Plus tard j’ai appris que le commissaire était mort.

— Merci, Alice. Ces renseignements me seront sans doute utiles. » Je me tus un instant, la fixant attentivement. « Au fait, maître Poer m’apprend que vous avez eu des ennuis avec le prieur… »

L’air hardi réapparut.

« Au début, il a essayé de tirer parti de ma position inférieure. Aujourd’hui, ce n’est plus un problème.

— Fort bien. Vous parlez franchement, Alice. Je vous en sais gré. Je vous en prie, si vous pensez à quelque chose qui puisse faire avancer mon enquête, n’hésitez pas à venir me voir. Si vous avez besoin de ma protection, comptez sur moi. Je vais me mettre en quête du livre manquant, en m’abstenant soigneusement de signaler que c’est vous qui m’en avez parlé.

— Merci, monsieur. Et maintenant, avec votre permission, il faudrait que j’aille aider le frère Guy.

— Quelle sinistre tâche pour une jeune fille ! »

Elle haussa les épaules.

« Ça fait partie de mes devoirs, et j’ai l’habitude des cadavres. Ma mère préparait les morts de notre village.

— Vous avez l’estomac moins délicat que moi, Alice.

— Après la vie que j’ai menée il ne me reste plus beaucoup de délicatesse, répondit-elle, soudain amère.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. » Je fis un geste de protestation. Mon bras frôla alors ma tasse, manquant de la renverser. Mais la jeune femme, qui avait déjà atteint la table et se tenait en face de moi, tendit vivement la main, rattrapa la tasse et la remit d’aplomb.

« Merci. Dieu du ciel ! vous avez le poignet leste.

— Le frère Guy passe son temps à faire tomber des objets à l’infirmerie. Et maintenant, monsieur, avec votre permission, il faut que j’y aille.

— Bien sûr. Merci de m’avoir parlé de l’économe. Je sais qu’un commissaire du roi peut sembler intimidant, ajoutai-je en souriant.

— Non, monsieur. Vous, vous êtes différent. » Elle fixa sur moi un regard grave, puis se détourna prestement et quitta la pièce.

**

Je bus lentement ma potion qui réchauffa peu à peu mes organes vitaux. La pensée qu’Alice semblait me faire confiance me mettait aussi du baume au cœur. Si je l’avais rencontrée en d’autres circonstances, si elle n’avait pas été une simple servante…

Je réfléchis à ses dernières paroles. En quoi étais-je « différent » ? Je supposai que ce qu’elle avait vu de Singleton l’avait conduite à penser que tous les commissaires se comportaient en brutes tyranniques, mais avais-je perçu autre chose dans ses propos ? Je ne pouvais imaginer qu’elle était attirée par moi, comme moi je l’étais par elle. Je lui avais révélé, me rendis-je soudain compte, que Mark m’avait répété tout ce qu’elle lui avait dit. Cela risquait de miner sa confiance en lui, pensée qui, constatai-je avec émoi, me causait un frisson de plaisir. Je fis la grimace car l’envie est un péché mortel. Je me concentrai sur ce qu’elle avait dit à propos du livre de comptes. C’était là une piste prometteuse.

Mark revint peu après. Lorsqu’il ouvrit la porte je fus soulagé de noter que le bruit de scie avait cessé.

« J’ai signé pour l’emprunt des livres de comptes, monsieur. Dix-huit grands registres. Les employés de l’économe se sont plaints à l’envi de la gêne que cela allait leur occasionner dans leur travail.

— Au diable leur travail ! As-tu fermé à clef notre chambre ?

— Oui, monsieur.

— As-tu remarqué si l’un d’eux avait une couverture bleue ?

— Ils sont tous marron.

— Alors je crois savoir pourquoi le frère Edwig a mené la vie dure au jeune Athelstan… Il nous avait caché quelque chose. On va s’entretenir une nouvelle fois avec notre économe… Ça pourrait être important… » Je me tus car le frère Guy entrait dans la pièce. Il avait le teint blême et les traits crispés. Il portait sous le bras un tablier taché qu’il jeta dans un panier dans un coin.

« Monsieur le commissaire, pourrions-nous avoir un entretien en privé ?

— Bien sûr. »

Je me levai et le suivis. Je craignais qu’il ne m’emmène auprès du corps du malheureux Whelplay, mais à mon grand soulagement il me conduisit dehors. Le soleil commençait à se coucher, teintant de rose la blancheur du jardin d’herbes aromatiques. Le frère Guy avança avec précaution parmi les plantes jusqu’à ce qu’on atteigne un gros arbuste couvert de neige.

« Je sais maintenant de quoi est mort le pauvre Simon, et ce n’est pas parce qu’il était possédé du diable. J’ai moi aussi remarqué qu’il se tordait en avant et qu’il agitait les mains. Cela n’avait rien à voir avec vous. Les spasmes sont caractéristiques, ainsi que le changement de voix et les visions.

— Caractéristiques de quoi ?

— De l’empoisonnement par les baies de cet arbuste. » Il secoua les branches auxquelles s’accrochaient encore quelques feuilles mortes noircies. « La belladone, la « belle-dame vénéneuse », comme on l’appelle dans ce pays.

— Il a été empoisonné ?

— La belladone possède un parfum léger mais très particulier. Je le reconnais car cela fait des années que je me sers de cette plante. Il y en avait dans les intestins du pauvre Simon. Et dans le reste d’hydromel chaud sur sa table de nuit.

— Comment s’y est-on pris ? À quel moment a-t-on commis cette vilenie ?

— Ce matin, sans doute. Les symptômes se déclarent très vite. Je m’en veux… Si seulement Alice ou moi-même étions demeurés avec lui tout le temps… » Il se passa la main sur le front.

« Vous ne pouviez pas prévoir ce qui est arrivé. À part vous deux, qui d’autre est resté seul avec lui ?

— Le frère Gabriel lui a rendu visite tard hier soir, après votre départ, et une nouvelle fois ce matin. Comme il était très bouleversé, je lui ai donné la permission de prier près de lui. L’abbé et l’économe sont venus un peu plus tard.

— Je savais en effet qu’ils devaient passer.

— Et ce matin, quand je suis venu voir comment il allait, j’ai trouvé le prieur Mortimus à son chevet.

— Le prieur ?

— Il était debout près du lit, le regard fixé sur le malade, la mine anxieuse. J’ai cru que les effets produits par son dur traitement le tracassaient. » Il serra les lèvres. « Le suc de la belladone a un goût sucré et son parfum est trop léger pour qu’on puisse le détecter dans l’hydromel.

— On l’utilise comme remède pour certains maux, n’est-ce pas ?

— À petites doses, elle soulage la constipation, et on s’en sert aussi dans d’autres traitements. J’en garde dans mon dispensaire, car je la prescris souvent. Un grand nombre de moines en prennent. Ses propriétés sont bien connues. »

Je réfléchis quelques instants.

« Hier soir, Simon avait commencé à me révéler quelque chose. Il disait que la mort du commissaire Singleton n’était pas la première. J’avais l’intention de le questionner à nouveau là-dessus à son réveil. » Je fixai sur le moine un regard pénétrant. « Avez-vous, vous ou Alice, rapporté ses propos à quelqu’un ?

— Moi non, et sûrement pas Alice. Mais il a pu délirer devant ses autres visiteurs.

— L’un d’entre eux a décidé qu’il fallait lui fermer la bouche. »

Il se mordit les lèvres et hocha vigoureusement la tête.

« Pauvre enfant ! Et je n’ai pu qu’imaginer qu’il se moquait de moi ! m’exclamai-je.

— Les apparences sont presque toujours trompeuses.

— Ici surtout. Dites-moi, mon frère, pourquoi est-ce à moi que vous avez parlé, au lieu de courir directement chez l’abbé ? »

Il me fixa d’un air lugubre.

« Parce que l’abbé était l’un de ses visiteurs. Vous détenez l’autorité, messire Shardlake, et je crois que vous cherchez la vérité, même si je soupçonne fortement que nous risquons de ne pas être d’accord en matière de religion. »

J’opinai du chef.

« Pour le moment, je vous demande de garder secret ce que vous m’avez confié. Je dois réfléchir posément à la manière de procéder. » Je le regardai, cherchant à voir comment il accueillait des ordres venant de moi, mais il hocha seulement la tête avec lassitude. Il fixa ma jambe encroûtée de boue séchée.

« Vous avez eu un accident ?

— Je suis tombé dans le marécage. Mais j’ai réussi à m’en extirper.

— Le terrain n’est pas du tout sûr, là-bas.

— Je crains qu’ici aucun terrain ne soit sûr sous mes pas… Rentrons, si nous ne voulons pas attraper la fièvre ! » J’ouvris la marche. « N’est-il pas étrange qu’on ait abouti à cette découverte parce que j’ai cru à tort qu’il se moquait de moi ?

— En tout cas, le prieur ne pourra plus affirmer que Simon est, sans doute aucun, en enfer.

— Oui. Je pense que cela risque de le décevoir. » Sauf s’il est le meurtrier, songeai-je, auquel cas il le sait déjà. Je serrai les dents. Si je n’avais pas permis à Alice et au frère Guy de me dissuader de parler à Simon la veille, non seulement j’aurais recueilli toutes ses révélations, non seulement celles-ci auraient pu me mener jusqu’à l’assassin de Singleton, mais le malheureux aurait toujours été en vie. Maintenant, je devais enquêter sur deux meurtres. Et si Singleton n’était pas la première victime, comme l’avait marmonné le pauvre novice dans son délire, alors il y en avait trois.